Highlights :
- Les échanges de gré à gré (OTC) demeurent légaux et significatifs dans la majorité des marchés gaziers européens, même après les réformes de libéralisation (Baltensperger et al., 2015 ; ACER, 2023).
- Le modèle du “pool obligatoire” britannique des années 1990 imposait un passage exclusif par le marché spot centralisé, sans possibilité de transactions bilatérales, ce qui soulève un parallèle structurel avec la dynamique observée en Bulgarie.
- La concentration des fonctions de Bulgartransgaz — gestionnaire de réseau et opérateur du hub gazier — interroge la conformité au Third Energy Package, qui exige une séparation stricte entre transport et commerce (Silve & Noël, 2023 ; Ivanova, 2012).
- Restreindre les OTC au jour le jour réduit la diversité contractuelle et compromet les mécanismes de gestion des risques, en rupture avec les meilleures pratiques observées sur les marchés gaziers d’Europe occidentale.
Introduction :
Les échanges de gaz naturel de gré à gré (OTC) ont historiquement constitué un pilier des marchés de l’énergie, offrant aux acteurs une flexibilité contractuelle précieuse.
En Bulgarie, la récente annonce de Bulgartransgaz – gestionnaire du réseau de transport de gaz et propriétaire du Bulgarian Gas Hub – visant à bloquer les transactions OTC au jour le jour au profit des marchés organisés, suscite de vives réactions.
Présentée comme conforme à la législation nationale, cette mesure réactive les débats sur les vertus et les dérives du modèle de pool obligatoire, où toute transaction doit passer par un marché spot centralisé.
Cette évolution est d’autant plus controversée que le recours aux marchés organisés n’est pas incompatible, dans le cadre européen, avec le maintien d’un socle robuste de contrats bilatéraux OTC, nécessaires à la gestion des risques, à la concurrence, et à l’efficience du marché.
Ce texte propose une analyse empirique et réglementaire de la mesure annoncée, en s’appuyant sur la littérature scientifique récente, et en la comparant à d’autres évolutions observées en Europe.
1. Une décision controversée dans un contexte institutionnel sensible :
La décision de Bulgartransgaz d’imposer un canal unique d’échange, au détriment des contrats OTC quotidiens, s’inscrit dans un contexte particulier : l’opérateur public est à la fois gestionnaire de réseau de transport et propriétaire exclusif de la principale bourse gazière du pays.
Cette situation a suscité des critiques de la part des traders, qui y voient un conflit d’intérêts manifeste, renforcé par l’absence de consultation préalable du marché.
L’intention annoncée de retirer du marché les transactions OTC journalières, bien que présentée comme un alignement avec la législation nationale, va à rebours des principes européens d’ouverture et de diversification des instruments de marché (ACER, 2023).
Face à la pression, Bulgartransgaz a finalement reporté d’une semaine l’entrée en vigueur de la mesure, pour en évaluer les effets.
2. Le précédent britannique du pool obligatoire :
La logique qui sous-tend la centralisation forcée des transactions gazières renvoie au modèle anglais du pool obligatoire, instauré au Royaume-Uni dans les années 1990.
Ce système exigeait que toutes les transactions passent par le marché spot, supprimant de facto la contractualisation bilatérale.
Bien que conçu pour garantir la transparence, ce modèle a rapidement montré ses limites : manque de flexibilité, instabilité des prix, asymétrie d’information, et dissuasion à l’investissement (Newbery, 2005).
La réforme de 2001 (NETA – New Electricity Trading Arrangements) a marqué l’abandon du pool obligatoire au profit d’un système plus décentralisé, réintroduisant les transactions bilatérales et valorisant la diversité contractuelle.
Le parallèle avec la Bulgarie est frappant : vouloir revenir à un modèle abandonné ailleurs pourrait entraîner les mêmes distorsions et déséquilibres.
3. Les OTC : fonctions économiques et justification académique :
Les marchés OTC sont essentiels pour permettre aux fournisseurs, producteurs et industriels d’ajuster leurs positions dans un cadre plus souple que celui du marché spot.
Selon Baltensperger et al. (2015), les contrats bilatéraux offrent une meilleure gestion des risques, facilitent l’accès au marché pour les petits acteurs et contribuent à la formation d’un prix efficient en complément du marché organisé.
Empêcher les transactions OTC au jour le jour revient à neutraliser un mécanisme de couverture indispensable, notamment dans un contexte de forte volatilité des prix sur les places européennes.
Cela va à l’encontre des dynamiques observées sur les marchés allemands, néerlandais ou français, où les échanges OTC coexistent avec des plateformes organisées, formant un écosystème hybride performant (ACER, 2023).
4. Une situation de conflit d’intérêts dénoncée par la doctrine :
La situation bulgare soulève un problème structurel d’indépendance. Comme le rappellent Ivanova (2012) et Silve & Noël (2023), le respect du Third Energy Package européen implique une séparation claire entre les activités de transport, de gestion de marché, et de fourniture.
Or, Bulgartransgaz cumule plusieurs fonctions économiques et réglementaires, ce qui expose la mesure à des risques juridiques.
Une étude juridique récente de Ropes & Gray (2024) souligne que l’intégration verticale de Bulgartransgaz – en tant que gestionnaire de réseau et de hub – peut violer les principes de neutralité imposés par le droit européen de la concurrence, en particulier si les règles d’accès discriminent les acteurs qui ne souhaitent pas utiliser la bourse nationale.
5. Une réforme à contre-courant des principes européens :
En principe, la réforme énergétique bulgare de 2018 devait permettre une libéralisation progressive, avec montée en puissance du Bulgarian Gas Hub, élargissement de la liquidité, et promotion de la concurrence.
Cependant, la centralisation envisagée à travers l’exclusion des OTC marque une inflexion autoritaire, qui réduit la diversité contractuelle et affaiblit la confiance dans la régulation.
Comme le rappelle la Energy Community (2023), l’efficacité des hubs gaziers européens repose sur la coexistence harmonieuse entre marchés organisés et OTC, seule manière d’assurer l’intégration régionale, la gestion des flexibilités, et l’équité d’accès pour les petits fournisseurs.
Conclusion :
La tentative de Bulgartransgaz d’imposer une interdiction des transactions OTC journalières s’apparente à un retour controversé à un modèle de marché centralisé, historiquement rejeté ailleurs en Europe.
Si l’objectif affiché est celui de la transparence, la concentration des rôles au sein d’un même opérateur, le caractère unilatéral de la décision, et la violation potentielle des principes européens rendent cette réforme hautement problématique.
La littérature académique soutient au contraire un modèle pluraliste, dans lequel les échanges OTC conservent une place essentielle au sein d’un marché gazier liquide, équitable et efficient.
Références bibliographiques :
- ACER (2023) European Gas Market Monitoring Report. European Union Agency for the Cooperation of Energy Regulators.
- Baltensperger, T., Füchslin, R.M., Krütli, P. & Lygeros, J. (2015) ‘European Union gas market development’, Energy Policy, [preprint]. Available at: https://arxiv.org/abs/1512.05343
- Ivanova, E. (2012) Analyzing the inconsistencies with the EU policy: the case of Bulgaria, Central European University. Available at: https://etd.ceu.edu/2012/ivanova_evgenia.pdf
- Newbery, D.M. (2005) ‘Electricity liberalisation in Britain: the quest for a satisfactory wholesale market design’, The Energy Journal, 26(SI), pp. 43–70.
- Ropes & Gray (2024) The Commission’s Bulgarian Gas Decision Explodes. Available at: https://www.ropesgray.com/en/insights/viewpoints/102j0l8/the-commissions-bulgarian-gas-decision-explodes
- Silve, F. & Noël, P. (2023) Cost Curves for Gas Supply Security: The Case of Bulgaria, EPRG Working Paper No. 1031. Cambridge: University of Cambridge.
- Energy Community (2023) Western Balkans Gas Market Integration Report. Energy Community Secretariat.
KeyWoRDS :
- Trading court terme (électricité, gaz, CO₂)
- Analyse de marché & prévisions (spot, interconnexions, capacités)
- Statistiques appliquées à la modélisation des besoins physiques
- Optimisation opérationnelle & gestion du portefeuille
- Gestion active de la courbe de charge (valorisation de la flexibilité)
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- Back-office trading (confirmation, P&L, capture des deals)
- Expertise multi-énergies (gaz, pétrole, électricité)
- Arbitrage du risque prix dans des contextes de forte volatilité
- Opérations d’achat et de vente sur les marchés de gros français et allemands
- Analyse des fondamentaux du marché (production, interconnexions, CO₂)
- Modélisation statistique des besoins physiques
- Étude et optimisation des grilles tarifaires (transport/acheminement)
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Par Alexis Vessat, docteur en économie de l’énergie, expert en systèmes énergétiques européens.