Locaux CNR

Le préjudice comme levier de prolongation : quand EDF devient l’obstacle juridique à ses propres concessions.


Résumé :


Alors que les concessions hydroélectriques d’EDF restent gelées sous l’œil scrutateur de la Commission européenne, la Compagnie nationale du Rhône (CNR) a obtenu en 2022 une prolongation de ses droits jusqu’en 2041 sans passer par la case appel d’offres.

Cette situation soulève une double interrogation : d’une part, sur les fondements juridiques ayant permis une telle exception ; d’autre part, sur la rupture d’égalité manifeste qu’elle introduit vis-à-vis des autres opérateurs, à commencer par EDF, confinée dans l’impasse juridique d’une doctrine européenne de mise en concurrence.

Le raisonnement invoqué, fondé sur la réparation d’un préjudice historique supposément causé par l’État et mis en œuvre par EDF elle-même, introduit un précédent controversé dans le droit des concessions en France (Cour des comptes, 2021 ; Conseil d’État, 2019 ; Stagnaro, 2020).


1. Une situation contrastée : la logique de blocage d’EDF face à l’exception de prolongation de la CNR.


Depuis plus d’une décennie, EDF se heurte à un refus catégorique de la Commission européenne de prolonger ses concessions hydroélectriques sans mise en concurrence, conformément au droit dérivé de l’UE sur les marchés publics, notamment la directive 2014/23/UE.

La Commission, fidèle à sa doctrine de libéralisation du marché intérieur de l’électricité, voit dans les concessions EDF un bastion historique du monopole, à démanteler progressivement pour ouvrir l’accès aux producteurs alternatifs (Commission européenne, 2022).

Ce blocage réglementaire a généré un climat d’incertitude juridique et économique. EDF se trouve ainsi contrainte de reporter ou suspendre certains investissements, y compris sur des ouvrages vieillissants nécessitant une modernisation urgente (Cour des comptes, 2021).

En parallèle, les engagements climatiques de la France deviennent plus complexes à tenir, faute de visibilité sur l’avenir du parc hydroélectrique, pourtant stratégique en matière de flexibilité et de stockage (Assemblée nationale, 2022).

Dans ce contexte, la prolongation sans appel d’offres accordée à la CNR jusqu’en 2041 apparaît comme une anomalie politique autant que juridique.

Validée dans le cadre de la loi d’aménagement du Rhône de 2022, elle a été présentée comme une reconnaissance du rôle structurant de la CNR dans l’aménagement du territoire rhodanien.

Mais derrière cette façade institutionnelle, se cache une ingénierie juridique innovante, voire audacieuse, appuyée sur un raisonnement en termes de réparation (Conseil d’État, 2019).


2. Le fondement juridique inédit : la réparation d’un préjudice économique historique.


Le cœur de l’argumentation française réside dans la relecture d’un épisode historique : entre 1946 et 2003, les installations hydroélectriques de la CNR ont été exploitées par EDF, dans le cadre du régime transitoire de nationalisation issu de la loi du 8 avril 1946.

Ce transfert de l’exploitation, imposé par l’État, a privé la CNR de la pleine jouissance de ses ouvrages, initialement concédés pour 75 ans.

Cette période de « jouissance détournée », comprise entre 1946 et 2003, a été requalifiée juridiquement comme un préjudice économique, ouvrant droit à réparation (Conseil d’État, 2019).

La prolongation jusqu’en 2041 vise donc à compenser la durée d’exploitation non réalisée directement par la CNR.

Ce raisonnement a été validé par la Commission européenne dans le cadre d’un dialogue bilatéral, qui a estimé que cette mesure ne constituait ni une aide d’État illégale, ni une violation du principe de concurrence, dès lors qu’il s’agissait d’une mesure réparatrice exceptionnelle (Commission européenne, 2022).

La prolongation a donc pu déroger au principe de mise en concurrence, en apparence sans créer de précédent applicable à d’autres cas (Stagnaro, 2020).


3. EDF : désignée responsable, exclue du bénéfice.


La situation d’EDF, au regard de cette construction juridique, oscille entre l’absurde et l’injuste.

En tant qu’exploitant imposé par l’État, EDF se retrouve accusée d’avoir causé le préjudice ayant permis à la CNR d’obtenir une prolongation, tout en étant exclue de toute possibilité d’invoquer un argument analogue.

Cette posture est d’autant plus paradoxale que les investissements réalisés durant cette période ont été financés par EDF, dans un cadre où elle assumait l’exploitation, l’entretien et la modernisation des installations (Assemblée nationale, 2022).

En 2003, EDF a été définitivement écartée, sans compensation, au bénéfice de la CNR redevenue concessionnaire exclusif.

Dès lors, EDF ne peut se prévaloir d’aucun droit acquis, tout en portant la charge symbolique du préjudice reconnu à son concurrent.

Cela révèle une asymétrie procédurale, qui soulève la question de la compatibilité de cette dérogation avec les principes d’égalité devant la concurrence (Meunier, 2018).


4. Un précédent qui fragilise l’unité du droit européen des concessions.


Le cas CNR souligne l’élasticité d’interprétation du droit européen de la concurrence.

Le droit communautaire repose en principe sur des règles générales d’égalité, de transparence et de non-discrimination dans l’accès aux concessions.

Pourtant, la possibilité d’invoquer un préjudice historique pour contourner ces règles n’est prévue dans aucun texte législatif de l’Union.

Il devient dès lors légitime de s’interroger : quels critères permettent de reconnaître un « préjudice réparé » justifiant une dérogation à la procédure de mise en concurrence ?

La réponse semble dépendre moins du droit écrit que de la capacité politique et narrative des États membres à construire un récit juridiquement recevable.

Par ailleurs, d’autres pays membres – Autriche, Suède, Espagne, Italie – se sont pliés aux exigences de Bruxelles, renonçant à la reconduction directe de concessions historiques, au prix de bouleversements juridiques internes.

Aucun de ces États n’a pu obtenir un régime dérogatoire sur la base d’un préjudice historique lié à la nationalisation post-Seconde Guerre mondiale.

Cela signifie que le précédent français pourrait être perçu comme une entorse à la jurisprudence européenne, risquant de fragiliser la cohérence de l’application du droit dans le domaine sensible de l’hydroélectricité.


Conclusion : une jurisprudence d’exception ou un précédent politique ?


La prolongation de la concession de la CNR jusqu’en 2041, sous le motif habile mais controversé de la réparation d’un préjudice historique, constitue un précédent juridique et politique majeur.

Elle crée une rupture d’égalité manifeste entre opérateurs, tout en renforçant la défiance d’EDF à l’égard de la doctrine européenne sur les concessions.

La question centrale ne porte pas tant sur la légitimité du bénéfice accordé à la CNR, que sur la logique procédurale et le respect de l’unité du droit européen.

En autorisant une dérogation fondée sur un grief ancien, la Commission ouvre une brèche interprétative : le droit devient un levier d’ajustement des récits historiques nationaux, à rebours de la recherche d’un traitement égal et transparent.

À l’heure où la transition énergétique exige cohérence réglementaire, stabilité des règles et confiance des investisseurs, ce cas soulève une alerte : l’Europe peut-elle se permettre une application différenciée de ses principes fondateurs ?


Références Bibliographiques :



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Par Alexis Vessat, docteur en économie de l’énergie, expert en systèmes énergétiques européens.